Par J. Krishnamurti
Krishnamurti: Qu'est-ce que le temps? Je devais être ici ce matin, malgré le mauvais temps, à dix heures et demie, et j'y étais. Si je n'étais pas arrivé à l'heure, vous auriez tous dû attendre. Il y a donc le temps que mesure la montre – hier, aujourd'hui et demain. Il y a le temps nécessaire pour parcourir une certaine distance – entre ici et la lune, entre ici et Montreux, et ainsi de suite. Mais il y a aussi le temps voulu pour parcourir la distance existant entre l'image de moi-même – ou l'image que j'ai projetée de moi-même – et ce que « je devrais être » et encore la distance entre ce que « je suis » et ce que « je voudrais être », entre la peur et la fin de la peur. C'est une distinction qu'il nous faut comprendre.
Auditeur: Ne pourriez-vous pas nous donner des exemples pratiques à mesure que vous parlez?
Krishnamurti: Je ne suis pas très bon pour les exemples pratiques. Ce que je dis est assez simple. Je ne suis pas un philosophe, je n'expose pas une théorie. Il y a donc le temps: hier, aujourd'hui, demain ; et il y a le temps – ou tout au moins nous nous figurons qu'il y a le temps – entre ce que je suis et ce que je devrais être, entre le fait de la peur et la fin possible de la peur. Tous deux sont des temps, n'est-ce pas? – le temps chronologique et le temps inventé par la pensée. « Je suis ceci » et « Je voudrais me changer pour être cela », et pour parcourir la distance entre ce que je suis et ce que je devrais être, il me faut du temps. Cela aussi c'est du temps. Je mettrai plusieurs jours ou plusieurs semaines pour faire convenablement certains exercices physiques pour me détendre les muscles – et pour cela, il me faut du temps ; peut-être trois jours, peut-être une semaine: cela encore c'est du temps.
Donc, quand nous parlons de temps, voyons clairement ce dont il s'agit. Il y a le temps chronologique, hier, aujourd'hui et demain ; et il y a le temps qui est nécessaire, ou tout au moins nous nous le figurons, pour aboutir à la terminaison de la peur. Or, le temps fait partie de la peur, n'est-ce pas? J'ai peur de l'avenir – non pas de ce qui pourrait se passer dans l'avenir, mais l'idée de l'avenir, l'idée de demain. Il y a donc le temps psychologique et le temps chronologique. Nous ne parlons pas du temps chronologique, le temps mesuré par la montre. Ce dont nous parlons, c'est ce sentiment: « En ce moment, tout va bien, mais j'ai peur de l'avenir, j'ai peur de demain. » Appelons cela le temps psychologique.
Eh bien, maintenant, je demande: le temps psychologique existe-t-il vraiment, ou n'est-il pas une invention de la pensée? « Je vous rencontrerai demain, sous un arbre, près du pont » – cela, c'est le temps chronologique. « J'ai peur de demain et je ne sais pas comment aborder cette peur du lendemain » – cela, c'est le temps psychologique, n'est-ce pas?
Auditeur: Et si je dis: « Pourquoi est-ce que cette chose si belle doit prendre fin? » De quoi s'agit-il dans ce cas?
Krishnamurti: Cela aussi c'est le temps psychologique, n'est-ce pas? Il s'établit une certaine relation entre moi-même et quelque chose de beau, et je voudrais ne pas en voir la fin. Et il y a cette idée que la chose pourra prendre fin, que j'en souffrirai, et j'en ai peur. Cela fait partie de la structure de la peur.
Un autre point de vue est celui-ci: j'ai connu autrefois la sécurité, la certitude, et demain est incertain, je le redoute. Cela, c'est le temps psychologique, n'est-ce pas? J'ai vécu une vie de quasi-sécurité, mais demain est affreusement incertain, j'ai de l'appréhension. Alors surgit mon problème: comment ne pas avoir peur? Tout cela est compris dans cette idée de temps psychologique, n'est-ce pas? La connaissance des jours écoulés, de milliers de jours écoulés, a donné au cerveau un certain sentiment de sécurité, son savoir étant fait de ses expériences, de ses souvenirs, de sa mémoire. Dans le passé, il y a toujours eu une sécurité pour le cerveau ; demain, il pourrait n'y en avoir aucune, je pourrais être tué. L'expérience accumulée par le temps donne au cerveau un sentiment de sécurité. Ainsi, le savoir est relié au temps. Mais je ne sais rien de demain et, par conséquent, j'ai peur. Si je savais ce que sera demain, je ne craindrais rien. Et c'est ainsi que le savoir engendre la peur, et il m'est néanmoins indispensable. Vous me suivez? J'ai besoin de tout ce que je sais pour aller d'ici à la gare, pour parler anglais, français ou toute autre langue ; Pour n'importe quelle activité, le savoir m'est nécessaire. Et j'ai accumulé les éléments de savoir à mon propre sujet, moi, l'expérimentateur, et néanmoins, ce sujet de l'expérience a peur du lendemain, parce qu'il ne sait rien du lendemain.
Auditeur: Que dire de la répétition?
Krishnamurti: C'est la même chose, c'est entièrement mécanique. Après tout, le savoir est une affaire de répétition. Je peux y ajouter des éléments, je peux en retrancher, mais c'est un mécanisme d'accumulation.
Auditeur: Que dire des gens qui passent par des tragédies épouvantables, qui ont assisté à l'assassinat et à la torture d'autres êtres humains?
Krishnamurti: Quel rapport est-ce que cela peut avoir avec le sujet de notre causerie?
Auditeur: Eh bien, voyez-vous, cette peur reste en eux.
Krishnamurti: Mais nous parlons du rapport qui existe entre la pensée et la peur.
Auditeur: Mais, malgré cela, il y a des gens qui m'ont dit comment leurs peurs persistent en eux, et ils ne peuvent pas s'en débarrasser, et, pour eux, l'homme est une bête sauvage.
Krishnamurti: Mais c'est toujours le même problème, assurément. Autrement dit, on m'a blessé, un serpent ou un être humain. Cette blessure a laissé une profonde cicatrice dans mon cerveau, et j'ai peur des serpents et des êtres humains. Tout cela appartient au passé. Mais aussi, j'ai peur de demain. » C'est le même problème, n'est-ce pas? Seulement, l'un a trait au passé et l'autre à l'avenir.
Auditeur: Mais c'est difficile quand vous dites: « Le savoir portant sur le passé m'a donné un sentiment de sécurité. » Il y a des gens qui s'aperçoivent que ce qu'ils savent du passé a été pour eux une cause d'insécurité.
Krishnamurti: Le savoir donne de la sécurité et donne également de l'insécurité, n'est-ce pas? Dans le passé, j'ai été blessé par des êtres humains – cela fait partie de ce que je sais, cela demeure profondément enraciné, et je hais les êtres humains, j'en ai peur.
Auditeur: Nous ne parlons pas de notre savoir psychologique, mais de la torture physique. ,
Krishnamurti: Oui, la torture physique qui est encore une chose du passé.
Auditeur: Mais on sait très bien qu'il y a des gens qui continuent à torturer à l'heure actuelle.
Krishnamurti: Vous mélangez deux ordres de faits. Nous parlons de la peur et de ses rapports avec la pensée. Il y a des tortures physiques qui sont pratiquées dans le monde actuellement, il y a des gens affreusement brutaux ; je me complais à y penser, cela m'excite. J'ai un sentiment de rectitude morale, mais je ne peux rien faire, n'est-ce pas? Assis dans cette tente, je ne peux absolument rien faire aux choses qui se passent ailleurs. Mais je me complais à me laisser exciter nerveusement et dire: « C'est affreux ce que les êtres humains sont capables de faire! » Non! Mais qu'est-ce que je peux y faire vraiment? Faire partie d'un groupe qui se propose d'arrêter cette torture d'êtres humains? Prendre part à une démonstration publique? – mais les tortures continueront. Ce dont je me préoccupe en ce moment, c'est de savoir comment modifier l'esprit humain, afin que l'on ne continue pas à torturer les êtres humains physiquement, ni psychologiquement, ni d'aucune façon. Mais si je suis quelque peu névrosé, je me complais à y penser sans cesse, à me dire: « Que le monde est affreux! »
Mais revenons à notre sujet. J'ai peur de ce que les hommes ont pu me faire à moi ou à un autre être humain, et ce souvenir est une cicatrice dans mon cerveau. Autrement dit, la connaissance du passé ne donne pas seulement la certitude, mais encore l'incertitude ; je pourrais être blessé demain, et, par conséquent, j'ai peur. Eh bien, maintenant, pourquoi le cerveau conserve-t-il le souvenir de cette blessure que j'ai subie hier? Dans le but de se protéger des blessures à venir?
Poursuivons cette idée. Cela veut dire que je fais face au monde portant en moi cette blessure, et, par conséquent, Je n'ai pas de rapports réels avec d'autres êtres humains, parce que cette blessure est si profonde! Et je repousse tous les rapports humains, dans la crainte d'être blessé a nouveau. Par conséquent, je vis dans la peur. Ma connaissance du passé entraîne la peur d'une blessure a venir. Et c'est ainsi que ce que je sais fait naître la peur – et néanmoins ce savoir est chose indispensable.
La science, le savoir ont été accumulés à travers le temps. Le savoir scientifique et technique, la connaissance d'une langue, toutes ces choses exigent du temps. Le savoir, qui est un produit du temps, doit forcément exister. Sans cela je ne pourrais rien faire, je ne pourrais même pas communiquer avec vous. Mais je vois également que l'idée d'une blessure passée me dit à l'oreille: « Attention, fais attention à ne pas te laisser blesser dans l'avenir », et ainsi j'ai peur de l'avenir.
Donc, comment puis-je, moi, dont les cicatrices sont si profondes, comment puis-je m'affranchir de tout cela, sans projeter mon savoir dans l'avenir, en disant: « J'ai peur de l'avenir »? Il y a là deux problèmes, n'est-ce pas? Il y a la cicatrice laissée par la douleur, par la blessure, et le souvenir que j'en ai, qui me fait craindre le lendemain. L'esprit peut-il se libérer de cette cicatrice? Regardons-y d'un peu plus près. Je suis sûr que la plupart d'entre nous portent des cicatrices psychologiques de ce genre. Est-ce le cas pour vous? – évidemment. Nous ne parlons pas des cicatrices physiques, des lésions au cerveau – mettons cela de côté pour le moment. Mais il y a les cicatrices psychologiques laissées par les blessures. Comment l'esprit, comment le cerveau peuvent-ils s'en affranchir? Faut-il qu'ils s'en affranchissent? Le souvenir d'une blessure passée serait-il une protection contre l'avenir? Verbalement et de bien des manières, vous m'avez blessé. J'en garde le souvenir. Et si je l'oublie, j'arrive innocemment à votre rencontre demain matin, et vous me blessez à nouveau. Alors, que faire? Cherchez, messieurs, réfléchissez.
Auditeur: N'est-il pas important pour moi de découvrir pourquoi je suis psychologiquement capable d'être blessé?
Krishnamurti: C'est assez simple. Nous sommes très sensitifs, il y a à cela des douzaines de raisons. J'ai de moi-même une image et je ne veux pas que cette image soit lésée. Je me figure être un grand homme, vous arrivez et vous m'enfoncez une épingle dans le corps, et je suis blessé. Ou bien je me sens affreusement inférieur et je vous aborde, vous qui m'êtes très supérieur, et je me sens blessé. Vous êtes intelligent, je ne le suis pas, et je suis blessé. Vous êtes beau, moi pas. Le souvenir d'avoir été blessé non seulement physiquement, mais psychologiquement, intérieurement, a laissé une cicatrice dans mon cerveau. C'est un souvenir. Tout souvenir fait partie du savoir. Et pourquoi me libérer de ce souvenir? Si j'en suis libre, vous allez me blesser à nouveau, et mon souvenir agit comme une résistance, comme un mur. Et qu'advient-il des relations entre êtres humains, quand il y a toujours ce mur entre vous et moi?
Auditeur: Nous ne pouvons pas nous rencontrer.
Krishnamurti: Très exactement. Alors, quoi faire? Allez, messieurs, suivez votre idée!
Auditeur: Il faut enlever le mur.
Krishnamurti: Alors, vous pourriez me blesser à nouveau.
Auditeur: Ce n'est que l'image qui est blessée.
Krishnamurti: Non, monsieur. Regardez, je vous aborde en toute innocence. (Le sens radical du mot « innocent » signifie que vous êtes incapable d'être blessé.) Donc, je vous aborde ; je suis ouvert, amical, et vous me dites quelque chose qui me blesse. Est-ce que cela ne nous arrive pas à tous? Alors, que se passe-t-il? Il reste une cicatrice – cela fait partie du savoir. Et qu'y a-t-il de mal dans ce savoir? Il va agir comme un mur entre vous et moi, évidemment. Alors, que faire?
Auditeur: Il faut le briser.
Krishnamurti: Regardez d'abord, ne dites pas « briser » – regardez. Vous m'avez blessé, et le souvenir demeure. Si je n'ai aucun souvenir de la chose, vous allez me blesser à nouveau, et si ce souvenir est sans cesse renforcé, cela renforce le mur entre vous et moi, et alors, entre vous et moi, il n'y a pas de rapports possibles. Donc, la connaissance du passé empêche toutes relations entre vous et moi. Alors, que faire?
Auditeur: L'examiner.
Krishnamurti: Je l'ai examinée, cela m'a pris dix minutes, et en examinant j'ai constaté que cet examen, cette analyse, est absolument inutile.
Auditeur: Est-ce là qu'intervient le temps?
Krishnamurti: Cela m'a pris dix minutes – l'analyse m'a pris dix minutes, et ces dix minutes sont perdues.
Auditeur: S'il n'y avait pas de temps...
Krishnamurti: J'ai pris du temps. N'allez pas dire qu'il n'y a pas de temps.
Auditeur: Mais s'il n'y avait pas de temps.
Krishnamurti: Je n'en sais rien. C'est une pure hypothèse. Il m'a fallu dix minutes pour voir pourquoi je suis blessé, pour examiner cette blessure et pour voir la nécessité de conserver cette blessure, ce savoir. Et je me suis demandé: « Si je supprime cette cicatrice, n'allez-voua pas me blesser à nouveau? » Et je vois que tant que cette blessure demeure, il n'y a pas de rapports possibles entre vous et moi. Et tout cela m'a pris un quart d'heure, et je m'aperçois qu'au bout de ce quart d'heure je ne suis pas plus avancé. J'ai donc constaté que l'analyse est sans valeur aucune. Alors que puis-je faire, ayant été blessé et me souvenant que la blessure rend tout rapport vivant impossible?
Auditeur: Il nous faut accepter la blessure.
Krishnamurti: Non, je n'accepte pas et je ne rejette pas, je regarde. Je n'accepte et ne rejette rien. Ma question est désormais: « Pourquoi suis-je blessé? » Quelle est cette chose qui est blessée?
Auditeur: Je constate qu'en fait je suis un imbécile.
Krishnamurti: Monsieur, dites quelque chose qui soit intéressant d'une façon immédiate. N'allez pas imaginer et ensuite verbaliser. Découvrez ce que c'est qui est blessé. Quand je dis que je suis blessé parce que vous m'avez dit que je suis un imbécile, qu'est-ce qui est blessé?
Auditeur: Votre orgueil. La conscience d'être un imbécile.
Krishnamurti: Non, madame. Ce n'est pas seulement cela. Mais regardez de plus près. C'est beaucoup plus profond. Je suis blessé parce que vous m'avez appelé « imbécile ». Mais pourquoi est-ce que cela me blesse?
Auditeur: A cause d'une image que j'ai de moi.
Krishnamurti: Autrement dit, j'ai de moi-même une image où je me vois comme n'étant pas un imbécile. Et quand vous m'appelez un imbécile, ou un coquin, ou toute autre chose, je suis blessé à cause de mon image. Et pourquoi ai-je une image de moi-même? Tant que j'aurai une image de moi-même, je serai blessé.
Auditeur: Mais quel souci dois-je avoir de l'image qu'un autre se fait de moi quelle qu'elle soit?
Krishnamurti: L'autre a de moi une image selon laquelle je suis un imbécile, ou encore il me voit comme étant d'une grande intelligence – cela revient au même, voyez-vous? Mais pourquoi ai-je une image de moi-même?
Auditeur: Parce que ce que je suis ne me plaît pas.
Krishnamurti: Mais, tout d'abord, pourquoi l'avez-vous? Parce que vous ne vous aimez pas tel que vous êtes? Qui êtes-vous? Vous êtes-vous jamais regardé indépendamment de l'image? Restons simples. J'ai une image de vous. Je vous vois très intelligent, brillant, intellectuel, éveillé, éclairé – une image prestigieuse. Et, par comparaison, moi, je suis très quelconque. En me mesurant à vous, je m'aperçois que je suis inférieur – évidemment. Et j'ai le sentiment d'être bête, stupide et partant de ce sentiment d'infériorité, de stupidité, j'ai de nombreux autres problèmes. Et, maintenant, pourquoi est-ce que je me compare à vous? Est-ce parce que nous avons été élevés dès notre enfance à comparer? A l'école, nous comparons par le fait de recevoir de bonnes notes, de passer des examens. Ma mère vient me dire: « Tâche d'être aussi malin que ton frère aîné. » Il y a cette terrible comparaison qui nous accompagne tout le temps dans la vie. Et si je ne compare pas, où suis-je? Je n'en sais rien. Je me suis trouvé bête en me comparant à vous qui ne l'êtes pas, mais si je ne compare pas, qu'est-ce qui se passe?
Auditeur: Je deviens moi-même.
Krishnamurti: Qu'est-ce que c'est, « moi-même »? Voyez ce cercle que nous parcourons ; nous répétons toutes ces choses encore et encore, sans les comprendre. Alors j'en reviens à ceci: pourquoi dois-je avoir une image de moi-même – bonne, mauvaise, noble, ignoble, laide ou morne. Pourquoi dois-je avoir une image de quoi que ce soit?
Auditeur: C'est un moyen d'agir d'une façon consciente. Un homme conscient, éveillé, emploie automatiquement la comparaison.
Krishnamurti: Monsieur, je demande: pourquoi dois-je comparer? La comparaison implique non seulement le conflit, mais l'imitation, n'est-ce pas?
Auditeur: Mais, enfin, il est nécessaire de donner une valeur aux choses.
Krishnamurti: Observez cela, s'il vous plaît – la comparaison implique conflit et imitation, n'est-ce pas? C'est un aspect de la question. En me comparant à vous, j'ai l'impression d'être bête et, par conséquent, il me faut lutter pour être aussi habile que vous. Il y a un conflit et je me mets à imiter ce que vous êtes. Voilà ce qu'implique la comparaison: le conflit et l'imitation. Mais je vois aussi qu'il me faut comparer ce tissu-ci et ce tissu-là, cette maison-ci et cette maison-là, mesurer pour voir si vous êtes grand ou petit, mesurer la distance entre cet endroit-ci et cet autre. Vous suivez? Mais pourquoi ai-je une image de moi-même? Parce que si j'ai une image de moi-même, elle va précisément être blessée.
Auditeur: Mais peut-être que cette image n'existe pas du tout.
Krishnamurti: Très bien, poursuivez, examinez. Pourquoi ai-je une image de moi-même comme étant quelque chose ou n'étant rien du tout?
Auditeur: Je voudrais me sentir en sécurité et cela dépend de la sécurité de mon image.
Krishnamurti: Vous dites que vous recherchez une sécurité au moyen d'une image. Est-ce vrai? Cette image a été, construite par la pensée. Vous trouvez donc une sécurité dans cette image construite par la pensée, et dans cette image, votre pensée recherche la sécurité. Votre pensée a créé une image parce qu'elle a besoin de sécurité dans cette image, et ainsi elle recherche une sécurité en elle-même. Autrement dit, la pensée recherche une sécurité dans une image qu'elle a construite, et cette image est construite par elle-même ; or, la pensée est mémoire, c'est du passé. Donc, la pensée a construit cette image d'elle-même? Non?
Auditeur: Monsieur, puis-je vous demander ce qu'il faudrait faire en matière d'éducation? Parce que même les parents se mettent à comparer leurs enfants et disent: « Cet enfant-ci est plus intelligent que cet autre. »
Krishnamurti: Mais je le sais bien. Les parents sont des êtres humains redoutables! (Rires.) Ils détruisent leurs enfants parce que eux-mêmes ne sont pas éduqués.
Ainsi, l'image est construite par la pensée et la pensée recherche la sécurité ; ainsi, la pensée a inventé une image où elle trouve une sécurité, mais c'est encore de la pensée et la pensée est une réaction de la mémoire, du passé. Qu'est-il arrivé? C'est la connaissance du passé qui a créé cette image. Comment pourrai-je ne pas être blessé? Ne pas être blessé, cela veut dire n'avoir aucune image – évidemment. Et, maintenant, comment vais-je empêcher les images d'exister? – ces images de l'avenir qui vont m'effrayer. La pensée, c'est le temps, c'est la peur de l'image de demain qui ne comporte aucune certitude. Comment l'esprit ou le cerveau pourrait-il n'avoir aucune image du tout et, par conséquent, pourrait-il ne pas être blessé? Dès l'instant où il est blessé, il aura une image. Étant blessé, il se protège avec une autre image.
Ma question est donc: mettant de côté l'aspect physique des choses, où il va précisément se protéger contre le danger, la pollution de l'air, les guerres, etc., toutes choses où la protection est nécessaire, le cerveau peut-il ne pas être blessé du tout? Autrement dit, n'avoir aucune sorte d'image. Ne pas être blessé implique que l'on soit sans résistance. Être sans résistance implique ne pas avoir d'image. Ne pas être blessé signifie vitalité, énergie, et cette énergie est dissipée dès l'instant où j'ai des images. Cette énergie est dissipée quand je me compare à vous, quand je compare mon image à la vôtre. Cette énergie se perd dans le conflit, dans l'effort que je fais pour devenir pareil à l'image que j'ai moi-même projetée. Cette énergie est gaspillée quand j'imite l'image que j'ai projetée à votre sujet. C'est donc le gaspillage de l'énergie qui est l'élément que nous recherchons. Et quand je suis plein d'énergie, ce qui ne peut se produire que dans un état d'attention, je ne suis pas blessé. Je ne sais pas si vous suivez tout ceci? Nous allons le comprendre un peu différemment.
On constate que l'on est blessé. Essentiellement, on est blessé parce qu'on a une image de soi-même. Cette image a été construite par les différentes formes de culture, de civilisation, de tradition, de nationalité, de conditions économiques et d'injustices sociales. Cette image appartient au passé ; elle est savoir. La pensée, que ce soit la mienne ou la pensée collective, a élaboré dans le cerveau cette notion de comparer une image à une autre. La mère, l'institutrice, le politicien, tous le font ; la mythologie chrétienne en est pénétrée ; toute la civilisation est fondée sur cette construction d'images. Elle est là, dans le cerveau, qui est pensée. Et, maintenant, on découvre, on constate que, tant qu'il y a image, il y a forcément blessure.
Auditeur: Mais l'image est la blessure, n'est-ce pas?
Krishnamurti: Donc, le cerveau peut-il être libéré de toutes les images et, par conséquent, ne jamais être blessé? Ceci veut dire être libéré de la connaissance du passé en tant qu'image. Une connaissance du passé est essentielle s'il s'agit, par exemple, de parler une langue ; mais tant que ce savoir se manifeste en image, une image construite par la pensée qui est le « je », lequel est l'image importante entre toutes, tant que j'ai cette immense image de moi-même, vous avez tout à fait le droit de me piquer avec des épingles, et vous le faites! Se pourrait-il que le cerveau ne soit jamais blessé? Messieurs, il s'agit de découvrir s'il en est ainsi, afin de vivre une vie où le cerveau n'est jamais blessé! Alors seulement vous aurez des rapports possibles avec vos semblables. Mais si, dans les rapports qui règnent entre nous, vous me blessez et que moi je vous blesse, tout rapport réel prend fin, et si dans nos rapports je me trouve blessé et que ces rapports prennent fin, j'en recherche d'autres – je divorce et je pars avec quelqu'un d'autre ; et là encore il y aura blessure. Nous nous figurons qu'en changeant un rapport nous deviendrons complètement invulnérables. Mais nous sommes blessés tout le temps.
Auditeur: Et quand les images ont disparu, entre quoi les rapports s'établissent-ils? Le mot « rapport » est un mot qui a un sens, et si les images n'existent plus, quels sont les rapports entre un mari et sa femme?
Krishnamurti: Pourquoi me le demandez-vous, à moi? Découvrez si vos images ont disparu, et non pas parce que vous voulez me poser une question à laquelle je devrai répondre. Découvrez si ces images, qui sont les vôtres, sont vraiment mortes ; vous saurez alors quels sont vos rapports avec les autres. Mais si je dis: « C'est l'amour », ce n'est qu'une théorie ; rejetez-la, elle n'a pas de sens. Mais si je dis: « Je sais que je suis blessé, toute ma vie j'ai été blessé », cela, ne le savez-vous pas? – c'est une série de déchirures intérieures, d'angoisses. Et ces images existent! Notre question est celle-ci: le cerveau peut-il ne jamais être blessé du tout? C'est là qu'il faut vous donner de la peine et ne pas vous contenter de parler. Poursuivez la chose et dites: « Ai-je une image? » Très évidemment, vous en avez une ; autrement, vous ne seriez pas assis ici. Et si vous avez une image, examinez-la, approfondissez-la et voyez la vanité de l'analyse, c'est un processus qui rend toute action impossible. Tandis que si vous dites dès à présent: « Je me meus avec mon image », se mouvoir avec l'image signifie que la pensée la construit ; et la pensée c'est le savoir. Le cerveau peut-il donc être plein de savoir dans un sens, et, dans un autre, n'en avoir aucun? Ce qui implique un silence complet. Vous comprenez, monsieur? Être complètement silencieux, mais à partir de ce silence, utiliser votre savoir. Mais vous vous refusez à le voir.
Auditeur: Mais quelle est la place occupée par des rapports établis? Existent-ils?
Krishnamurti: Allez à la mairie et mariez-vous. Cela établit légalement des rapports, et alors, qu'est-ce qui se passe, mon Dieu! Et que ne se passe-t-il pas aussi non légalement! C'est vous qui êtes torturé. Mais pour revenir à notre sujet, quels sont les rapports entre la pensée et la peur? Nous avons dit que la pensée naît de la connaissance du passé. Le savoir est le passé. Dans ce savoir, la pensée a trouvé une certaine sécurité: je connais ma maison, je vous connais, je suis ceci, je suis conditionné ou je ne suis pas conditionné. C'est dans mon savoir que j'ai affirmé ce que je suis. Mais demain je ne le connais pas, et j'ai peur de demain. Et j'ai peur aussi du savoir que j'ai du passé, parce que là aussi je vois une immense insécurité. Si je vis dans le passé comme la plupart d'entre nous, je suis déjà mort, et ce sentiment de vivre dans le passé me suffoque. Je ne sais pas comment m'en débarrasser. Aussi ai-je peur, comme j'ai peur de demain. J'ai peur de vivre et j'ai peur de mourir! Que faire de toutes ces peurs qui sont les miennes! Ou bien n'y a-t-il, mettant de côté les peurs physiques et les peurs psychosomatiques, qu'une seule peur? N'existe-t-il pas qu'une seule peur qui prend des formes différentes?
Auditeur: Est-ce la peur du vide?
Krishnamurti: Est-ce la peur de ne pas exister? La peur de n'avoir aucune image: notre être, c'est notre image, n'est-ce pas? Appliquons notre esprit à voir vraiment s'il peut être affranchi de la peur, à la fois des peurs physiques et des peurs psychologiques qui sont beaucoup plus profondes, qui sont des névroses. Ressaisissons-nous, prenons la question à la gorge, parce que l'on voit que là où il y a peur d'aucune espèce, c'est un état effroyable. On vit dans la nuit, dans un sentiment de vide, séparé de tout, sans rapport avec quoi que ce soit, et tout devient laid. Ne connaissez-vous pas la peur? – non seulement celle du passé, mais encore celle de l'avenir ; non seulement les peurs dont on a conscience, mais encore celles qui sont profondément enfouies.
Quand vous considérez tout ce phénomène, les différentes formes de peur physique et psychologique, avec toutes leurs divisions, leurs variétés, quand vous voyez toute la structure de la peur, quelle en est la racine?
Faute d'en découvrir la racine unique, je vais continuer à manipuler les éléments en les modifiant. Il faut donc que je trouve cette racine. Selon vous, quelle est la racine de toutes ces peurs? – et non pas la cause d'une peur particulière. Je vous en prie, ne me répondez pas. Trouver votre certitude en vous-même. Quelle est cette racine? Découvrez-la, permettez-lui de se révéler.
Auditeur: Monsieur, je voudrais vous dire que, en tant qu'exercice, nous devrions nous blesser, et les uns les autres. J'aimerais vous blesser, et vous, vous devriez blesser tous ces gens. A cause des conditions qui règnent ici, j'ai l'impression que toute l'atmosphère y est trop polie. Vous vous refusez à blesser les gens.
Krishnamurti: Ce monsieur dit que l'atmosphère ici est trop polie, qu'elle est ennuyeuse. Je n'ai pas envie de vous blesser et vous n'avez pas envie de me blesser. C'est donc une manifestation de la politesse et c'est complètement futile. En est-il ainsi? Cela m'est égal si vous me blessez.
Auditeur (1): Mais je crois que les rapports ne consistent pas à être assis ici et à vous écouter. Je crois que si je vous blessais, il y aurait un rapport entre vous et moi, parce que, alors, j'aurais détruit une partie de l'image.
Auditeur (2): Nous disons des sottises! Ne pouvez-vous pas continuer tout de même, nous avons si peu de temps?
Krishnamurti: Voyez-vous, monsieur, ce n'est pas une réaction, il dit quelque chose, j'ai dit, regardez: nous avons passé par toutes ces idées ; nous avons examiné les images – vous en avez une, moi j'en ai une, vous blessez, moi je blesse. Tout cela nous l'avons parcouru ; mais ce n'est pas de la politesse.
Auditeur: Mais vous avez décrit des images et nous n'avons pas été jusqu'à les regarder.
Krishnamurti: Mais vous étiez censé les regarder. Comment le savez-vous?
Auditeur: Il se peut que les autres l'aient fait.
Krishnamurti: Qu'en savez-vous? Voyez-vous, comment puis-je savoir que vous n'avez pas balayé toutes vos images?
C'est ma vanité qui me dit que vous ne l'avez pas fait. Qui suis-je pour vous dire que vous l'avez fait ou non? Cela dépend de vous. Revenons à notre discussion. Je veux apprendre à connaître la peur – non pas des éléments de différentes sortes de peur, mais je veux véritablement découvrir quelle en est la racine. Est-ce « ne pas être »? – c'est-à-dire que c'est le « devenir », vous me suivez? Autrement dit: « Je deviens quelque chose », « Je devrais être quelque chose ». J'ai été blessé et je voudrais être libéré de toutes les blessures. Toute notre vie n'est pas autre chose que ce processus de « devenir ». L'agression fait partie de ce devenir. Et « non-devenir » est une peur immense ; « ne pas être » est une peur, n'est-ce pas? En est-ce la racine?
Auditeur: Monsieur, je m'efforce de trouver la racine de la peur. Je m'aperçois que je ne peux pas y penser, et ainsi mon esprit devient silencieux, et je peux tout juste ressentir cette peur ; alors, tout ce que je ressens, c'est une tension intérieure, profonde ; et je ne peux pas aller au-delà.
Krishnamurti: Mais pourquoi cette tension? Simplement, je veux découvrir. Mais pourquoi une tension? Parce que s'il y a une tension, je désire aller au-delà, je suis avide, tellement gourmand! Monsieur, regardez, tout simplement. Nous pensons tous, n'est-ce pas, chacun de nous, en fonction de devenir – devenir éclairé, briser des images: « Vous n'écoutez pas mon image », « Moi, je n'écoute pas la vôtre » – vous me suivez? Tout ce processus est une forme ou de « devenir » ou d » « être ». Quand 1 » « être » est menacé – c'est-à-dire quand il y a le « non-devenir » – il y a un état de peur. D'accord? Mais devenir quoi? Je comprends que je pourrais devenir mieux portant, je pourrais avoir des cheveux plus longs, mais, psychologiquement, devenir quoi? Qu'est-ce que devenir? Changer d'image? Changer une image pour une autre? Évidemment. Mais si je n'ai pas d'image du tout, et je vois une bonne raison logique de ne pas en avoir, je vois aussi cette vérité que les images sont un empêchement aux rapports réels, que ce soit une image blessée ou une image agréable – et c'est très évidemment les deux. Si j'ai de vous une image agréable, vous êtes mon ami. Et si j'ai de vous une image désagréable, vous êtes mon ennemi. Alors, n'avoir aucune image du tout! Travaillez à ceci, appliquez-vous, ne vous contentez pas d'accepter, mais appliquez-vous vraiment. Cherchez, interrogez, appliquez-vous, et vivez la chose. Et l'on s'aperçoit – si vraiment vous vous appliquez, si vous vous y mettez – qu'il existe un esprit, un cerveau qui sont au-delà de toute blessure.