Par J. Krishnamurti
Krishnamurti: Qu'est-ce qu'une vie religieuse? En discutant de cela, nous tomberons certainement sur la question de l'observateur et de la chose observée, de l'intelligence et de la méditation, et de tout le reste, Je ne sais pas si cela vous intéresse le moins du monde de découvrir ce que signifie la religion ; non point dans le sens accepté en général de ce mot, la croyance en un Sauveur, en un Dieu, en un rite quelconque, toutes choses qui sont pour moi de la propagande dépourvue de toute valeur – ce n'est pas là une vie religieuse. Êtes-vous bien certain d'être convaincu de ce fait? Vous pouvez n'appartenir à aucune secte, aucun groupe, aucune communauté de gens qui croient ou qui ne croient pas en Dieu. Une telle croyance ou un tel manque de croyance en Dieu est une forme de la peur: l'esprit est à la recherche d'une certitude, d'une sécurité ; notre vie est tellement incertaine, confuse, dépourvue de sens, et nous avons soif de quelque chose à quoi nous puissions croire. Donc, pouvons-nous écarter cet espoir qu'il existe quelque chose d'extérieur, un agent supérieur? Si nous voulons véritablement chercher, tout cela doit évidemment être banni.
La pensée peut inventer n'importe quoi – des dieux, pas de dieux, des anges, pas d'anges – elle peut produire n'importe quelle perception, n'importe quelle idée, n'importe quelle conclusion névrosée. Ayant constaté cela avec intelligence, l'homme se dit alors: « Comment la pensée pourrait-elle être tranquille afin que l'esprit soit libre d'examiner? » Elle est capable d'inventer, d'imaginer n'importe quel genre de conclusion, de projeter une image où l'esprit humain espère trouver la sécurité ; cette sécurité, cette image deviennent une illusion – le Sauveur, le brahman, l'atman, les expériences par lesquelles vous avez passé, différents types de discipline, et ainsi de suite. Notre problème est donc: la pensée peut-elle être complètement silencieuse? Il y a des gens qui prétendent que vous ne pouvez y parvenir qu'au moyen d'un système inventé par un instructeur, au moyen de certaines disciplines, de certaines contraintes. Un système, une discipline, un conformisme sont-ils véritablement de nature à calmer la pensée? Ou bien le fait de suivre un système, de s'exercer quotidiennement, ne rend-il pas l'esprit mécanique? – et quand il est mécanique, vous pouvez alors le manipuler comme n'importe quelle machine. Mais alors le cerveau n'est pas silencieux, il a été façonné, conditionné par le système auquel il s'est soumis. Un tel esprit étant mécanique, peut être contrôlé, et on se figure qu'un tel contrôle c'est le silence, la paix. Très évidemment, il n'en est rien. Je vous en prie, ne vous contentez pas d'accepter ce que dit l'orateur. Mais voyons-nous bien la nécessité d'avoir un esprit complètement silencieux?
Parce que l'esprit silencieux peut entendre et voir bien plus, il voit les choses telles qu'elles sont. Il n'y a plus d'imagination ni d'invention.
Donc, l'esprit peut-il être complètement silencieux sans pour cela y avoir été contraint ou forcé, ou encore par l'effet d'une discipline? – la discipline étant la résistance, la suppression, le conformisme, l'adaptation à un modèle préétabli. Ce faisant, vous contraignez l'esprit, au moyen d'un conflit, à se conformer à un modèle établi par un système. Donc, la discipline, dans le sens courant du mot, est exclue. (Le mot « discipline » signifie apprendre ; non pas se conformer, supprimer, contrôler, mais apprendre.)
La structure du cerveau, celle de l'esprit peuvent-elles être complètement silencieuses sans être en aucune façon déformées par la volonté, le désir, la pensée? C'est là le problème, et le connaissant, il y a des gens qui répondent: « Ce n'est pas possible. » Par conséquent, ils ont adopté la direction contraire, ils ont eu recours à la contrainte, la discipline, ils se sont soumis à toutes sortes de performances. Dans le système de la méditation zen, ils se tiennent assis, concentrant leur attention, observant, et s'il leur arrive de s'endormir, on les frappe pour les tenir éveillés. Une telle discipline farouche est mécanique et, par conséquent, contrôlable ; elle est exercée dans l'espoir d'aboutir à une expérience qui soit réelle.
Dans cette recherche d'une expérience supertranscendentale, l'homme a dit: « Il faut que l'esprit soit absolument silencieux, s'il doit recevoir quelque chose dont il n'a jamais fait l'expérience auparavant, dont il n'a jamais respiré le parfum, jamais connu la qualité, et par conséquent il doit être silencieux. » Ils ont prétendu qu'il n'y a qu'une façon de rendre l'esprit silencieux, à savoir: la contrainte. Mais dès qu'il y a action de la volonté, s'agissant d'aboutir à un esprit silencieux, il y a déformation. Et un esprit déformé ne peut absolument pas voir « ce qui est ». Est-ce là ce que nous faisons – c'est-à-dire est-ce que nous nous obstinons à agir avec notre volonté, à contraindre notre esprit au mécanisme, au moyen d'une forme de discipline ou d'un système qui comprend tous les procédés du yoga, et qui sont des erreurs totales? Ces gens qui enseignent des exercices physiques en font un véritable racket. Ayant saisi tout cela, l'esprit peut-il être complètement silencieux? – l'esprit et le cerveau, parce qu'il est très important aussi que le cerveau soit complètement tranquille. Le cerveau, qui est le résultat d'une évolution à travers le temps, avec tout ce qu'il sait, toutes ses expériences, et ainsi de suite, est toujours sensible à n'importe quelle incitation ; il répond à n'importe quel stimulus, n'importe quelle impression, n'importe quelle influence ; ce cerveau peut-il être également silencieux?
Auditeur: Pourquoi serait-il silencieux? Il a beaucoup de fonctions différentes.
Krishnamurti: Il doit être actif dans le champ du connu, c'est là sa fonction. Si je ne savais pas qu'un cobra est un des serpents les plus venimeux, je jouerais avec lui et je serais tué. Ce savoir que le serpent est venimeux est fait pour ma protection ; par conséquent, il doit exister techniquement et dans tous les sens. C'est là un savoir qui a été acquis, mais nous n'allons pas intervenir pour dire: « Ce savoir est sans valeur » ; au contraire, il nous faut avoir une grande connaissance du monde et des faits. Mais cette connaissance doit être utilisée impersonnellement. Ainsi, le cerveau doit être silencieux, immobile ; tout mouvement qu'il pourrait faire serait dans la direction de la sécurité, parce qu'il n'est capable de fonctionner que dans la sécurité, que celle-ci soit due à une névrose, qu'elle soit rationnelle ou irrationnelle. Il faut, de plus, que le cerveau ait cette qualité de sensitivité lui permettant de fonctionner dans le connu d'une façon complète, efficace, saine, et non pas du point de vue de « mon pays », « mon peuple », « ma famille », « moi ». Mais il faut aussi qu'il y ait cette qualité de sensitivité qui lui permet d'être complètement tranquille – et voilà mon problème. Je l'ai expliqué, ce problème, je l'ai décrit, mais cela n'a aucun rapport avec le fait. Le fait est de savoir si vous, qui écoutez tout ceci, avez renoncé à toutes les formes de croyances organisées, toute soif d'expériences de plus en plus intenses. Parce que si vous êtes assoiffé d'expériences, alors c'est votre désir qui agit, et le désir c'est la volonté.
Le fait est que, si cela vous intéresse de vivre une vie religieuse, voici ce qu'il s'agit de faire: il faut mener une vie véritablement sérieuse – sans prendre de drogues, tout cela est exclu. Il ne faut ni exiger ni rechercher de nouvelles expériences. Parce que, quand vous êtes lancé à la poursuite d'une expérience transcendantale, ou toute autre chose, vous cherchez parce que vous êtes las des expériences quotidiennes de la vie, et vous avez soif d'une expérience qui soit au-delà. Et si vous éprouvez quelque chose que l'on appelle communément transcendantal, qui se passe à un niveau d'expérience différent, dans cet état-là existe l'objet de l'expérience ; il y a l'observateur, celui qui fait l'expérience, et l'observé qui est l'expérience elle-même. En tout ceci il y a division, conflit ; vous désirez de plus en plus d'expériences, et cela aussi il faut le mettre complètement de côté, parce que, quand vous enquêtez, l'expérience n'a plus de rôle à jouer.
On peut voir clairement qu'il est absolument nécessaire que l'esprit, le cerveau, tout le système, l'organisme soient (tranquilles. Comme vous pouvez le voir, si vous vous proposez d'écouter quelque chose comme de la musique, votre corps et votre esprit sont tranquilles – vous écoutez. Et si vous écoutez un orateur, votre corps est tranquille. Regardez, en ce moment, alors que vous êtes assis tranquillement, vous ne vous y forcez pas, parce que cela vous intéresse de découvrir. Cet intérêt lui-même est la flamme qui permettra à l'esprit, au cerveau, au corps d'être tranquilles.
Et, maintenant, quel est le rapport qui existe entre la méditation et un esprit tranquille? Le mot « méditation » signifie mesurer: c'est le sens radical de ce mot. La pensée seule peut mesurer, la pensée, c'est le mesurable. S'il vous plaît, ceci, il est important de le comprendre. On ne devrait vraiment pas se servir du mot « méditation » du tout. La pensée est fondée sur la mesure, et la culture de la pensée, c'est une activité du mesurable – technologiquement et dans la vie. Sans mesure, il ne pourrait pas y avoir de civilisation moderne.
Si vous prétendez aller sur la lune, il vous faut avoir une capacité infinie de mesurer.
Mais, bien que la mesure soit essentielle, et très évidemment nécessaire, comment la pensée – qui est mesurable, qui est mesure – comment peut-elle ne pas intervenir? Exprimons la chose autrement. Quand existe cette tranquillité complète de l'esprit, de tout l'organisme, cerveau compris, la mesure en tant que pensée cesse. On peut alors se demander si l'immesurable est une chose qui existe. Le mesurable, c'est la pensée, et tant que fonctionne la pensée, il est impossible de comprendre l'immesurable. C'est pour cela que l'on a pu dire: « Contrôlez, abattez la pensée. » Et alors, tout le monde asiatique s'est tourné vers l'immesurable, négligeant le mesurable. Est-ce que vous suivez tout ceci?
Si nous nous servons encore du mot « méditation », quel rapport existe-t-il entre cela et un esprit silencieux? La pensée peut-elle être véritablement silencieuse? Et cela s'applique au corps, à l'esprit et au cœur, qui doivent être en harmonie complète – et, cependant, voyant cette vérité que la pensée est mesurable et que tout le savoir que nous lui devons est essentiel, nous voyons aussi cette vérité que la pensée mesurable ne pourra jamais comprendre ce qui est immesurable. Si donc nous sommes parvenus à ce point, quel rapport peut-il exister entre cette qualité immesurable et notre vie quotidienne? Êtes-vous tous endormis? Est-ce que vous êtes hypnotisés par l'orateur?
Nous savons que la pensée c'est la mesure, et nous savons aussi tout le mal qu'elle a pu faire dans la vie humaine – la misère, la confusion, la division entre les hommes. « Vous croyez et moi je ne crois pas », « Votre Dieu n'est pas mon Dieu » ; c'est la pensée qui nous a valu cet état catastrophique dans le monde. Mais la pensée, c'est aussi la science. Elle est donc nécessaire. Voir cette vérité, et voir aussi que la pensée est incapable d'examiner l'immesurable, c'est voir que la pensée ne peut jamais le connaître sous forme d'expériences. Donc, quand la pensée est absolument silencieuse, il y a alors un état ou une dimension où l'immesurable exerce son propre mouvement. Et, maintenant, quel est son rapport avec la vie quotidienne? Parce que s'il n'y a aucun rapport, je vais me voir forcé de vivre une vie où j'ajusterai soigneusement ma moralité, mon activité, selon les mesures de la pensée, et tout cela serait très limité.
Quel est donc le rapport de l'inconnu avec le connu? Quel est le rapport entre le mesurable et ce qui ne l'est pas? Il faut qu'il y ait un lien ; c'est l'intelligence. Vous pouvez être très habile, très doué pour discuter, très instruit. Vous pouvez avoir passé par bien des expériences, mener une vie des plus intéressantes, voyager dans le monde entier, recherchant, examinant, regardant, accumulant des connaissances de tout ordre, vous exerçant au zen ou à la méditation hindoue. Mais tout cela n'a aucun rapport avec l'intelligence. L'intelligence prend naissance quand l'esprit, le cœur et le corps sont en harmonie réelle.
Par conséquent, suivez ceci, messieurs, le corps doit être hautement sensitif. Il ne doit pas être grossier, se laisser aller à trop manger, à trop boire, aux excès sexuels et toutes ces choses qui le rendent épais, pesant et lourd. Et cela, il vous faut le comprendre. Le fait même de le constater vous poussera à manger moins, et cela donne au corps sa propre intelligence. Il y a une sorte de lucidité du corps d'où toute contrainte est absente. Et alors celui-ci devient très sensitif, comme un bel instrument délicat. Il en est de même du cœur. Autrement dit, celui-ci ne peut jamais blesser ni être blessé. C'est là l'innocence du cœur. Un esprit qui ne connaît pas la peur et qui n'exige pas le plaisir – et ceci ne veut pas dire que vous ne pouvez pas jouir de la beauté de la vie, des arbres, d'un visage, regarder des enfants, voir couler un fleuve, contempler des montagnes, des champs verdoyants – il y a un grand bonheur en tout cela. Mais, ce bonheur, quand la pensée s'y attache, devient plaisir.
Si l'esprit veut voir clairement, il doit être vide. Donc, le rapport entre l'immesurable, l'inconnu et le connu, c'est précisément cette intelligence qui n'a rien de commun avec le bouddhisme, ni le zen, ni avec moi, ni avec vous ; cela n'a aucun rapport avec l'autorité, avec la tradition. Cette intelligence l'avez-vous? C'est là la seule chose qui importe. Cette intelligence agira dans le monde moralement, et la moralité, dès cet instant, sera ordre et vertu. Non pas la vertu ou la moralité de la société, laquelle est complètement immorale.
Cette intelligence entraîne l'ordre, qui est vertu, une chose vivante et non mécanique. Par conséquent, vous ne pouvez absolument pas vous exercer à être bon, pas plus que vous ne pouvez vous exercer à être humbles. Mais quand existe cette intelligence, tout naturellement, elle établit l'ordre et la beauté de l'ordre. C'est là la vie religieuse, et non pas toutes les autres sottises dont on parle.
Écoutant l'orateur, avez-vous compris? – non pas verbalement ni intellectuellement, mais avez-vous véritablement vu la vérité de tout ceci? Si vous la voyez, elle agira. Quand vous sentez cette vérité, qu'un serpent est venimeux, vous agissez. Si vous voyez le danger d'un précipice, ce fait, sa vérité absolue: vous agissez. Si vous voyez la vérité de l'arsenic, d'un poison: vous agissez. Tout ceci le voyez-vous, ou bien vivez-vous encore dans un monde d'idées? Si vous vivez dans un monde d'idées, de conclusion, ce n'est pas la vérité, ce n'est qu'une projection de la pensée.
C'est donc là la question véritable: en écoutant tout ceci comme vous le faites depuis trois semaines, alors que nous avons parlé de tous les aspects de l'existence humaine, de la souffrance, de la douleur et du plaisir, de la vie sexuelle, des injustices sociales, des divisions nationales, des guerres, et tout ce qui s'ensuit – avez-vous vu la vérité de ce que nous avons dit et, par conséquent, y a-t-il en vous cette intelligence qui agit? – et non pas le « moi ». Quand vous dites: « Il faut que je sois moi-même », ce qui est un slogan ou le cliché à la mode, si vous examinez cette phrase: « Il faut que je sois moi-même », qu'est-ce que c'est que « moi-même »? Un ramassis de paroles, de conclusions, de traditions, de réactions, de souvenirs, une accumulation du passé ; et, malgré cela, vous dites: « Je veux être moi-même », c'est trop enfantin. Donc, ayant écouté tout ceci, existe-t-il en vous un éveil de cette intelligence? Et, si cet éveil se produit, il agira, vous n'avez pas besoin de dire: « Que dois-je faire? » Il y a peut-être eu un millier de personnes pendant ces trois dernières semaines qui ont écouté. Si, véritablement, elles vivent ce qu'elles ont entendu, savez-vous ce qui va se passer? Nous devrons changer le monde. Nous serons le sel de la terre.
Auditeur: Si je comprends bien, c'est que si la pensée doit cesser d'exister, l'esprit doit voir que la sécurité que nous recherchons est un poison. Est-ce bien là ce que vous dites?
Krishnamurti: En partie, monsieur.
Auditeur: La difficulté semble être ceci: il y a une partie qui ne voit pas, et l'esprit ne le voit pas ; pour que l'esprit voie quelque chose, il faudrait qu'il y ait un état d'immobilité, de silence – c'est un cercle vicieux. La difficulté, c'est que, précisément, l'esprit ne l'a pas vu.
Krishnamurti: Non, monsieur. Tout d'abord, pourquoi l'esprit doit-il être silencieux, pourquoi est-ce qu'il ne continuerait pas à bavarder? Quand l'esprit bavarde, vous ne pouvez voir personne et vous ne pouvez écouter personne. Si vous regardez une montagne, si vous vous proposez de voir sa beauté, tout naturellement votre esprit doit être tranquille ; cela signifie qu'il vous faut prêter votre attention à cet instant, être attentif à ce que vous voyez. Et c'est tout. Autrement dit, si vous écoutez ce fait que la pensée est mesurable, qu'elle a divisé les êtres humains, qu'elle a été cause de guerres – si vous en voyez la vérité, et non pas les explications ou les justifications – vous voyez tout simplement ce que la pensée a pu faire. Très évidemment, s'il s'agit de voir ce fait, il faut que votre esprit soit tranquille. Ce n'est pas du tout un cercle vicieux, monsieur.
Auditeur: Puis-je vous poser une question? Vous parlez souvent de la beauté des montagnes et du silence de l'esprit quand nous contemplons la beauté d'un nuage. L'esprit peut-il être tranquille, silencieux, s'il regarde quelque chose de hideux?
Krishnamurti: Écoutez soigneusement, observez l'obscurité et la lumière, le bidonville et le non-bidonville. Êtes-vous capable de regarder cela? Peut-il exister une lucidité où ces divisions n'existent pas? Existe-t-il une lucidité où la division entre la misère et la richesse n'existe pas? Il ne s'agit pas de faire en sorte que cette division n'existe pas, avec son injustice, son immoralité. Mais existe-t-il une lucidité où cette division n'existe pas? Autrement dit, l'esprit peut-il observer la beauté de la colline et la crasse sans éprouver la préférence, sans avoir de penchant pour l'un ni d'aversion pour l'autre? Ceci veut dire: une lucidité où il n'y a pas de choix. Vous pouvez le faire. Ce n'est pas que la misère doive continuer à exister – vous ferez quelque chose politiquement et socialement, et ainsi de suite ; mais l'esprit peut être affranchi de la division, de cette division classique entre le riche et le pauvre, la beauté et la laideur, les différents opposés, et tout ce qui s'ensuit.
Auditeur: Je voudrais vous demander s'il existe pour vous une différence entre la pensée et les hypothèses?
Krishnamurti: Pourquoi y aurait-il une différence entre la pensée et les hypothèses? Qui construit les hypothèses – n'est-ce pas la pensée? N'est-ce pas elle qui lance cette théorie qu'il y a un Dieu, qu'il n'y a pas de Dieu, combien il y a d'anges qui peuvent s'asseoir sur la pointe d'une aiguille, et ainsi de suite? C'est la fonction même de la pensée que de faire des hypothèses – il n'y a pas de différence, c'est la même chose.
Auditeur: Peut-on prendre conscience objectivement d'un arbre, ou d'une montagne, ou d'un être humain? La pensée peut-elle observer son propre mouvement? Y a-t-il une perception de soi-même, peut-on percevoir que l'on perçoit?
Krishnamurti: Oui: y a-t-il une observation de la pensée s'observant elle-même?
Auditeur: Mais je n'aime pas ce mot « observer ».
Krishnamurti: D'accord: une prise de conscience d'elle-même. Maintenant, attendez une minute et regardez. Avez-vous compris la question? Avez-vous conscience de l'arbre, de la colline, d'être assis ici ; il y a une perception, une prise de conscience de tout cela. Existe-t-il aussi une prise de conscience de ce que vous percevez? Je vous en prie, voyez la question. Vous percevez l'arbre, le nuage, la couleur de votre chemise, et vous pouvez percevoir objectivement. Et vous pouvez également percevoir comment agit votre pensée. Mais existe-t-il une perception de la lucidité? Quand vous percevez un arbre, en tant qu'observateur, est-ce là une action de la lucidité? L'arbre est là et vous prenez conscience que vous percevez cet arbre. Vous devenez alors l'observateur, l'arbre devient la chose observée, et vous dites: « Mais ce n'est pas cela. » Dans un tel état, il y a une division: l'observateur et la chose observée. Il en est de même s'il s'agit d'un nuage, et encore la même chose s'il s'agit de vous-même assis ici, ou de celui qui parle, assis sur une estrade et qui observe. En cela aussi il y a une division. En cela aussi il y a l'observateur qui vous observe vous et la chose observée ; dans un tel état, il y a division. On peut prendre conscience de sa propre pensée. J'avance pas à pas. Mais si l'on prend conscience de sa propre pensée, là encore il y a division ; il y a celui qui prend conscience qu'il se sépare de la pensée.
Et, maintenant, vous posez une question, la voici: la lucidité connaît-elle, est-elle consciente d'elle-même indépendamment de tout observateur? Très évidemment non ; dès l'instant où il n'y a pas d'observateur, il n'y a pas de perception de la lucidité. C'est évident, monsieur, c'est le point même le plus important! Dès l'instant où je suis conscient d'être conscient, je ne le suis pas. Demeurez avec cette pensée, monsieur, pendant deux minutes, restez avec! Dès l'instant où je prends conscience de ce que je suis humble, l'humilité n'existe pas. Dès l'instant où je prends conscience d'être heureux, le bonheur n'existe pas. Par conséquent, si je prends conscience d'avoir conscience, il n'y a pas de prise de conscience ; dans tous ces états, il y a une division entre l'observateur et la chose observée. Et maintenant, vous posez une question, la voici: existe-t-il une lucidité, une prise de conscience où la division entre l'observateur et la chose observée prend fin? Très évidemment, c'est bien cela que veut dire la lucidité – la lucidité indique un état où l'observateur n'existe pas.
Auditeur: Mais peut-on prendre conscience d'un arbre sans qu'il y ait l'observateur, sans qu'il y ait un espace?
Krishnamurti: Regardez. Quand vous regardez un arbre, il y a un espace entre vous et cet arbre. Attendez, monsieur, nous avançons pas à pas. Quand vous regardez cet arbre, il y a une distance entre vous et l'arbre, il y a une division. Cette division se produit quand il y a un observateur qui a en lui une image de cet arbre, se disant que c'est un pin ou un chêne. Ainsi, son savoir, cette image séparent l'observateur de la chose observée, de l'arbre. Regardez, s'il vous plaît. Êtes-vous capable de regarder cet arbre sans qu'il y ait une image? Si vous regardez l'arbre sans l'image, sans dire: « Voilà un chêne », « Ceci est beau ou ce n'est pas beau », sans préférence ou aversion, que se passe-t-il? Que se passe-t-il quand il n'y a pas l'observateur, mais seulement la chose observée? Avancez, monsieur, dites-moi ce qui se passe – ce n'est pas moi qui vais vous le dire!
Auditeur (1): Il se passe un état d'union.
Auditeur (2): Une unité.
Krishnamurti: L'unité, cela veut dire la même chose.
Auditeur: La lucidité.
Krishnamurti: Non, je vous en prie, n'inventez pas, ne faites pas de théorie.
Auditeur: Quand je prends conscience de cet arbre, j'ai un sentiment...
Krishnamurti: J'y arrive, monsieur. Écoutez. Allons pas à pas. Je vous ai dit: quand vous regardez un arbre, habituellement, il y a une division entre vous et cet arbre. Vous êtes l'observateur, l'arbre est la chose observée. C'est un fait. Vous, avec votre image, vos préjugés, vos expériences, et tout ce qui s'ensuit – voilà ce qu'est l'observateur. Par conséquent, tant que tout cela existe comme observateur, il y a précisément une division entre vous et l'arbre. Mais quand l'observateur n'est plus et que n'existe plus que l'objet, que se passe-t-il? N'imaginez rien, faites-le!
Auditeur (1): Il y a un silence... La pensée n'agit plus.
Auditeur (2): Nous devenons l'arbre.
Krishnamurti: Vous devenez l'arbre – mon Dieu! J'espère bien que non! Êtes-vous préparé à devenir un éléphant? (Rires.) Je vous en prie, écoutez. Faites-le. Regardez un arbre et voyez si vous pouvez le regarder sans aucune image. C'est assez facile. Mais vous regarder vous-même sans image, vous regarder vous-même sans qu'il y ait un observateur, c'est beaucoup plus difficile. Ce que vous voyez alors est agréable ou désagréable, vous éprouvez l'envie de le modifier, de le diminuer ou de lui donner telle ou telle forme, et vous voulez faire quelque chose. Vous pouvez donc vous regarder sans qu'il y ait d'observateur, comme vous pouvez regarder l'arbre. Cela veut dire que vous pouvez vous regarder vous-même avec une attention complète. Quand l'attention est complète, il n'y a pas d'image. Mais c'est seulement quand votre esprit se dit: « J'aimerais tellement avoir un " moi " meilleur » ou « Je vais faire telle ou telle chose » – quand vous regardez ainsi, il y a inattention.
Auditeur: Aurai-je tort de dire que nous sommes dans un état de lucidité tout le temps? Et que c'est la pensée qui invente la division.
Krishnamurti: Oh! pas du tout. C'est encore là une hypothèse de la pensée, cette idée que nous sommes lucides tout le temps. Nous ne sommes dans un état de lucidité absolue que par instants et, en général, nous sommeillons. Les moments où nous sommeillons, les moments où nous sommes inattentifs sont ceux qui sont importants, et non pas ceux où nous sommes lucides.
Auditeur: Avons-nous conscience de l'affection infinie que l'on exprime, quand on manifeste l'intelligence dans la vie humaine?
Krishnamurti: Cela dépend de vous, monsieur!
Auditeur: Mais si je prends conscience de mon image et que celle-ci s'évanouit, n'est-ce pas là la lucidité?
Krishnamurti: Quand je suis conscient de mon image, l'image existe-t-elle? Non, elle n'existe pas.
Auditeur: Mais alors, c'est la lucidité même.
Krishnamurti: C'est bien cela, la lucidité en elle-même, sans qu'il y ait aucun choix. Monsieur, ce qu'il y a d'important en tout ceci, ce n'est pas ce que l'on a pu entendre, mais ce que l'on a pu apprendre. Apprendre, ce n'est pas accumuler des connaissances. Quand vous partirez d'ici, vous aurez différentes idées de la lucidité, de l'amour, de la vérité, de la peur et de tout cela. Ces idées mêmes vous empêcheront d'apprendre. Mais si vous êtes quelque peu lucide, vous apprendrez, et alors l'intelligence pourra agir, et vous apprendrez au cours de votre vie quotidienne.